En janvier 1930 est publié un célèbre et violent pamphlet intitulé "Un cadavre", dirigé contre André Breton, rédigé par douze détracteurs : Prévert, Desnos, Queneau, Boiffard, Bataille, Morise, Ribemont-Dessaignes, Vitrac, Leiris, Limbour, Baron et Carpentier. Ce pamphlet fut écrit en réponse au tract incendiaire éponyme, que Breton et les surréalistes avaient fait imprimer, six ans auparavant, contre Anatole France.
Voici la contribution de Jacques Prévert à ce pamplet :
Mort d’un Monsieur
Hélas, je ne verrai plus l’illustre Palotin du Monde Occidental, celui qui me faisait rire !
De son vivant, il écrivait, pour abréger le temps, disait-il, pour trouver des hommes et, lorsque par hasard il en trouvait, il avait atrocement peur et, leur faisant le coup de l’amitié bouleversante, il guettait le moment où il pourrait les salir.
Un jour il crut voir passer en rêve un Vaisseau-Fantôme et sentit les galons du capitaine Bordure lui pousser sur la tête, il se regarda sérieusement dans la glace et se trouva beau.
Ce fut la fin, il devint bègue du cœur et confondit tout, le désespoir et le mal de foie, la Bible et les chants de Maldoror, Dieu et Dieu, l’encre et le foutre, les barricades et le divan de Mme Sabatier, le Marquis de Sade et Jean Lorrain, la Révolution Russe et la révolution surréaliste.
Pion lyrique il distribua les diplômes aux grands amoureux, des jours d’indulgences aux débutants en désespoir et se lamenta sur la grande pitié des poètes de France.
« Est-il vrai, écrivait-il, que les Patries veulent le plus tôt possible le sang de leurs grands hommes ? »
Excellent musicien il joua pendant un certain temps du luth de classe sous les fenêtres du parti communiste, reçut des briques sur la tête, et repartit déçu, aigri, maitrechanter dans les cours d’amour.
Il ne pouvait pas jouer sans tricher, il trichait d’ailleurs très mal et cachait des boules de billard dans ses manches ; quand elles tombaient par terre avec un bruit désagréable devant ses fidèles très gênés il disait que c’était de l’humour.
C’était un grand honnête homme, il mettait parfois sa toque de juge par dessus son képi, et faisait de la Morale ou de la critique d’art, mais il cachait difficilement les cicatrices que lui avaient laissées le croc à phynances de la peinture moderne.
Un jour il criait contre le prêtre, le lendemain il se croyait évêque ou pape en Avignon, prenait un billet pour aller voir et revenait quelques jours après plus révolutionnaire que jamais et pleurait bientôt de grosses larmes de rage le 1er mai parce qu’il n’avait pas trouvé de taxi pour traverser la place Blanche.
Il était aussi très douillet : pour une coupure de presse il gardait la chambre huit jours et il crachait, il crachait partout, par terre, sur ses amis, sur les femmes de ses amis. Et ses amis souvent le laissaient faire, trop grands amoureux pour protester. Il crachait aussi sur Poe ou sur Dufayel. Il n’était pas très fixé, il crachait sur le dîner qui n’était pas prêt à l’heure, il piquait des colères épouvantables à la vue d’une boite de sardines, il était lugubrement cocasse, pénible à voir mais toujours très digne.
Parfois la bêtise lui couvrait le visage. Il s’en doutait car il était rusé et se planquait alors derrière les majuscules Amour, Révolution, Poésie, Pureté. Son enfant de chœur, Jean Genbach, son petit défroqué en qui il avait mis toutes ses complaisances, agitait la sonnette et beaucoup laissaient la tête, mais quelques-uns regardaient et voyaient derrière le tabernacle, Breton-Fregoli ajuster sa barbe de Christ-occulte.
C’était la grande rigolade !
Hélas, le contrôleur du Palais des Mirages, le perceur de tickets, le gros Inquisiteur, le Déroulède du rêve n’est plus, n’en parlons plus,
Jacques Prévert