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Cecile Schouler - Extrait d'un roman en cours d'écriture

Cecile Schouler - Extrait d'un roman en cours d'écriture

J'ai rencontré Cécile Schouler il y a quelques jours sur Facebook et j'ai découvert avec plaisir son écriture et toute la poésie qui murmure entre ses lignes. Je vous propose ici un extrait de Louise, un roman en cours d'écriture. Son dernier roman "Comme une lanterne sur les ruines" aux éditions du Panseur  sortira en avril prochain.

 

 

Louise a 91 ans aujourd’hui. Elle est officiellement la nouvelle doyenne de l’établissement. La moitié du service est déjà passée par sa chambre pour l’embrasser et la féliciter. À croire qu’oser encore exister à cet âge, entre ennui et obstination, relève de l’exploit. En guise de trophée, deux ballotins de chocolat trônent sur son chevet. Les deux proviennent d’une maison réputée, une enveloppe a circulé la semaine dernière parmi le personnel. Louise n’est pas diabétique, c’est une chance, on ne saurait pas quoi lui offrir sinon. Ce matin, en salle de réunion, on a décidé de ne pas emballer les boîtes. Personne n’avait envie de la voir lutter avec le scotch pendant des heures.

Voyez, comme on pense à vous ! Pas d’emballage, pour pas vous embêter.

Louise sourit. C’est toujours ce qu’il faut faire. Même quand on ne sait pas pourquoi ou qu’on n’a pas envie. Si on ne sourit pas, ça ennuie les aides-soignantes et elles vont le dire aux infirmières qui, le soir, reviennent avec des médicaments supplémentaires. Des cachets qui font dormir et se relever malgré soi le coin des lèvres. Parce que le moral, c’est important, c’est la moitié du travail, et ici, aux Glycines, on tient à ce que le travail soit bien fait. Le bonheur fait partie du forfait. Alors Louise sourit, fait sa part, et bafouille des mercis embarrassés. Personne ne semble s’apercevoir de l’erreur, mais ce n’est pas son anniversaire. La date exacte ne lui revient pas, mais Louise n’est pas venue au monde un mois où il fait froid. Gilbert, son mari, l’invitait toujours au restaurant ce jour-là et ils déjeunaient en terrasse. Elle portait des robes fleuries et ses jambes avaient une jolie couleur abricot. Or, ce matin, Louise porte une veste qui gratte et des bas couleur beige qui compriment ses mollets. On l’a certainement confondue avec un autre résident. Elle tente de l’expliquer, mais en vain. On ne dit pas qu’elle est folle, ce n’est pas une chose à dire un jour d’anniversaire, mais on lui tapote l’épaule en souriant et on passe à la chambre suivante.En milieu de matinée, Louise abandonne l’idée de se faire comprendre. La vérité ne vaut pas tant d’efforts et, qu’on l’entende ou non, les chocolats auront le même goût.

C’est à midi, lorsque Gisèle pose le gâteau devant elle, que Louise doit se rendre à l’évidence. Aux Glycines, s’il existe autant de réalités que de pensionnaires, il y a une seule vérité : ceux qui savent sont ceux qui portent des blouses, et Gisèle porte une blouse. Sur le stratifié blanc de la table, il n’y a pas de place pour le doute. Ces 91 années sont bien à Louise. Peu importe si elle ne sait pas ce qu’elle en a fait et si les terrasses ont fermé. Gilbert est mort depuis dix ans de toute façon, il ne l’emmènera pas au restaurant dans sa robe légère. Les déjeuners au soleil sont pleins de trous désormais, ceux des stores baissés pour qu’il ne fasse pas trop chaud. La lumière ne rentre plus par la grande baie vitrée. Le couinement des roues et le râle des fausses routes ont remplacé le piaillement des oiseaux piégés de l’autre côté de la vitre et les miettes du gâteau ne profiteront à personne. C’est un marbré, comme toujours, préparé par Gisèle, chez elle, sur son temps libre. Ce n’est pas très festif, mais ça se mange facilement et ça ne se coince pas dans les dentiers. Il en faut au moins quatre, un par table. Pour que le service du midi ne prenne pas trop de retard, il y a une seule bougie. Quand un résident ne sait plus souffler, il faut tout réexpliquer et ça gâche un peu le plaisir. Louise se souvient parfaitement de ce qu’elle doit faire, mais elle met du temps parce qu’elle compte dans sa tête. C’est son rituel depuis des années. Parfois, il lui arrive de se rappeler pourquoi. Mais depuis que Monsieur A est là, c’est de plus en plus rare et, souvent, Louise reste au seuil de ses gestes. Et puis, il arrive qu’une porte cède, qu’une image revienne soudain, exacte et précise. Le formica blanc de la table s’ouvre alors sous Louise, comme la surface d’un lac gelé craquant sous le poids des souvenirs. Elle s’y enfonce, avide de tout saisir à nouveau. Parce que tout lui revient : les odeurs, les lumières, ses 17 ans. En un battement de cils, Monsieur A fait disparaître la grande salle des Glycines et ouvre en grand la porte de la grange. La poussière vibre entre les planches disjointes, rayant le jour et rendant tous les calendriers caducs. Louise est essoufflée d’avoir couru pour le rejoindre. Elle ne se rappelle plus d’où elle vient, ni du chemin parcouru depuis la maison. Elle ne se souvient même plus du prénom de son père, mais elle sait encore le sien : Hans. Avec son couteau, il a creusé un trou sur une bûche et il a glissé un bâton dedans en guise de bougie. Il se tient juste derrière elle. Si près que sa robe se froisse comme s’il l’étreignait déjà. Il lui dit de compter et de faire un vœu avant de souffler. Cette chaleur dans le dos de Louise, sa chaleur, c’est de l’or qui coule. Louise avait raison, elle est née un jour de lumière. Elle est née de cette grange, de cette voix, à son oreille, comptant avec elle jusqu’à dix-sept. Louise n’est pas d’ici. Elle doit partir, se débarrasser de cette veste qui gratte. Mais quelque chose l’en empêche. Une main la retient. La grange entière vacille sous cette poigne. La poussière et l’or s’éparpillent soudain et font pleurer ses yeux. Autour de Louise, des voix étouffées. Celle de Hans se perd dans le tintement des couverts. La grange la recrache. La table se refige derrière elle. Juste un marbré et quelques miettes. La salle à manger rose des Glycines. La main de Gisèle sur son épaule. Gisèle qui s’inquiète, qui sait ce qui se passe, mais qui n’a pas le droit d’intervenir parce que c’est une blouse verte. Elle n’a pas la bonne couleur pour discuter avec Monsieur A ou pour le faire partir. Elle doit juste remplir les vides qu’il laisse derrière lui et attendre. Attendre que Louise ait fini de se noyer, prisonnière de la couche de glace qui s’est refermée d’un coup et l’a coincée du mauvais côté. Gisèle le fait avec cette gentillesse qui est sa seule liberté et retient ses doigts de s’impatienter trop bruyamment sur la table.

André attend lui aussi, une main posée à côté de celle de Louise. Il aimerait la prendre, mais, comme toujours, il retient son geste. Il s’autorise juste à s’approcher d’elle. Doucement. Très doucement. Une précaution qu’elle ne verra sans doute pas, mais qui calme un peu ses inquiétudes. Il lui rappelle la bougie qui penche de plus en plus. Comme il est à moitié sourd, il pense que tout le monde a besoin qu’on lui parle à l’oreille. Louise ne veut pas de cette voix tout contre elle. Cette voix râpeuse, qui gratte comme une veste. Et vieille. Si vieille. C’est pourtant elle qui ramène Louise, la repêche du grand trou ouvert où ne chante plus que le froid. Monsieur A donne beaucoup, mais reprend encore plus. Il est comme le lierre sur l’arbre, un semblant de vie qui enlace les siècles passés pour mieux les abattre. C’est Louise qui pose sa main sur celle d’André pour le remercier. Pour se réchauffer de ce courant d’air glacial qui lui court dans le dos. C’est tout ce qui reste des frissons et du feu sur sa peau amnésiée. Quand elle souffle enfin sur la flamme, tout le monde applaudit. Même Josette qui a l’air de se demander pourquoi. Gisèle lui fait signe de taper des mains encore plus fort pour que ça passe. La fumée monte, légère et droite, sans atteindre tout à fait le plafond.

*
 

André prépare cet après-midi depuis des jours. Une des aides-soignantes l’a aidé en début de semaine pour commander sur Internet ce parfum qui lui va si bien. Il a demandé à être rasé de près et à ce que la coiffeuse le prenne en premier pour être sûr de passer. Il n’a pas voulu de chocolats ni de fleurs. Par lettre, il a envoyé son fils en quête d’anciennes partitions, précisant qu’il voulait « quelque chose d’un peu rare », que c’était « pour une amie chère ». Il n’a pas trouvé de mots plus justes pour parler de Louise sans en dire trop. D’habitude, il se débrouille avec son déambulateur, mais il lui a promis un tour entier du parc pour son anniversaire et il a peur que sa jambe le lâche. Une chaise rutilante les attend devant l’ascenseur. Il préférerait tenir Louise par le bras, mais à leurs âges, il faut savoir composer avec ce qu’on a, et on n’a souvent pas le choix.

Le parc qui entoure les Glycines est une des fiertés de l’établissement. Sur les brochures de présentation, il s’affiche en pleine page. Photoshop a gommé tout ce qui était inutile : le sentier goudronné pour que les roues ne s’embourbent pas et les bancs placés tous les dix mètres comme des bouées... Sur les photos, il n’y a que des massifs colorés et des vues dégagées. Louise pousse la chaise et André la conversation. Il ne veut pas laisser s’installer le silence, il a peur que Louise s’y échappe, comme tout à l’heure dans la grande salle. Ils parlent de fleurs et de périodes de floraison pendant un moment. Ce n’est pas passionnant, surtout que ni Louise ni lui n’ont vraiment d’intérêt pour la botanique, mais ce n’est pas facile de se parler quand on est vieux. Pourtant, André s’est promis de tout lui dire aujourd’hui, d’arrêter d’être ce vieil adolescent fébrile dont les infirmières se moquent gentiment. Il sait ce qu’elles disent derrière son dos. Il les soupçonne même de faire quelques paris en salle de repos. Il y a de quoi après tout. André a toujours aimé séduire, il s’est même cru quelques talents, mais voilà que, face à Louise, il reste coi. Comme si elle était la première femme qu’il rencontrait. Qu'il n’avait croisé jusque-là que des ombres, des présences douces, légères, mais sans relief. Même sa propre épouse n’a jamais éveillé en lui un tel trouble. Louise l’impressionne, l’intimide. Peut-être à cause de cette façon qu'elle a de tenir sa tête : droite, digne. Elle est plus petite que lui, mais il lui semble devoir toujours lever les yeux pour arriver jusqu'à elle. Et puis il y a ce chignon qu’elle porte toujours. Un lourd chignon blanc reposant sur sa nuque. Il a une envie folle d’en défaire les épingles, d’en bousculer l’ordonnance, comme pour se venger du temps qu'elle a mis à venir. Pourquoi Louise lui apparaît-elle seulement maintenant, à la fin du jour, quand la force de saisir décroît ? Il n’est bon qu’à lui griffonner des petits mots qu’il n’ose même pas lui remettre. Des petits mots qui, la nuit, deviennent de longues lettres. Des mots trop grands pour sa bouche trop petite, érodée par des phrases de plus en plus courtes et insipides. Parler, quand on est vieux, c’est comme apprendre une nouvelle langue. Une langue fatiguée, sans ambition. Tout juste bonne pour les petits conditionnels modestes et les verbes sans passion. Une langue qui se rabougrit, comme tout le reste.

Tag(s) : #Cécile Schouler, #Louise, #Les Glycines, #Roman, #Extrait
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