Vous qui rirez demain, dans les fêtes heureuses,
A ce vin pétillant, qui fait le teint vermeil
Et d’un flot si doré remplit les coupes creuses
Qu’on a l’illusion de boire du soleil,
Buvez quelquefois, vous les promeneurs paisibles
Dont le pas lent s’attarde aux chemins sans danger,
A ceux qui, tombés là, sous des coups invisibles,
Vous ont gardé la terre où l’on peut vendanger.
Dans l’ombre ensevelis , un tertre les rappelle…
D’un peu de cendre obscure et froide recouverts,
Ils dorment au coteau sanglant de La Pompelle,
Au milieu des débris et des trous grands ouverts.
Partout aux champs crayeux, cachées d’herbe fleurie,
Ils dorment, à l’entour de la vieille cité
Dressant sa cathédrale insultée et meurtrie
Par les profanateurs jaloux de la beauté.
Sous les petites croix qui gardent ceux qui meurent,
Ils dorment… Le canon gronde et tonne là-bas…
Ils dorment… Et, la nuit, maintenant, ils demeurent
Indifférents au bruit incessant des combats.
Tous, par milliers, d’un cœur volontaire et tenace,
Sont tombés bravement, pour ceux qui viendront,
Libres de toute honte et de toute menace,
Puissent vivre leur vie et porter haut leur front.
Flotte au vent le drapeau !… Le reste est périssable…
Pour que ses trois couleurs puissent se déployer,
Ils ont fait de leur sang un fleuve infranchissable,
De leur poitrine offerte un vivant bouclier !…
Ils le savent : chacun la place où son corps tombe !…
C’est tout… Pas même un nom sur le héros qui dort…
Mais les coquelicots rougiront sur sa tombe,
L’automne y suspendra ses lourdes grappes d’or.
Et les gais vendangeurs, la cueillette venue,
Légers sous le fardeau de leurs hottes d’osier,
Salueront, dans le soir, sa mémoire inconnue
D’un de ces vieux refrains qu’on chante à plein gosier !…
Si je pouvais penser, ah ! Si je pouvais croire
Qu’un jour j’aurai ma part de leurs nobles destins,
Que mon sang, près du leur, coulera… Quelle gloire !…
Comme eux, après ma mort, j’aurai place aux festins…
A l’heure où l’on sourit de boire à ce qu’on aime,
Où les yeux sont si clairs qu’ils se sentent briller,
Peut-être un peu de mousse éclose de moi-même,
Viendra joyeusement aux lèvres pétiller.
Qui donc s’attristerait, même quand la mort brise
Le rêve le plus tendre et l’espoir le plus cher,
S’il songe qu’une rose, un parfum dans la brise
Naîtront de ce qui fut, en passant, notre chair ?…
Cette ardeur de Beauté qui reste inassouvie,
La tombe la respecte et la Mort nous permet
Le recommencement d’une nouvelle vie
Qui nous métamorphose en tout ce qu’on aimait…
Qu’ils sont nombreux pourtant, qu’ils ont coûté de larmes,
Tous ces jeunes héros si fièrement tombés !
Leur jeunesse, en sa fleur, les couronnait de charmes,
Et c’est à notre amour qu’ils furent dérobés…
Mais qu’importent les pleurs, les palmes et les gerbes !…
Vous les connaissez mieux, vous, leurs frères lointains,
Compagnons de ces jours atroces et superbes,
Suprêmes confidents de tous ces yeux éteints !…
Plutôt que ces honneurs de la foule empressée,
Ce qu’ils réclament, c’est, aux soirs insoucieux,
Dans le bruit des repas de fête, une pensée
Et l’hommage attendri d’un toast silencieux…
Buvez !… Dans le vin d’or où passe un reflet rose
Laissez plus longuement vos lèvres se poser
En pensant qu’ils sont morts où la grappe est éclose,
Et ce sera pour eux comme un pieux baiser.
Champagne (1914 – 1915) traduction en vers de M. André Rivoire
du poème de Alan Seeger