Je suis une fille de pute, ma mère vendait son chagrin en écartant les cuisses, sa peau toute entière se frottait aux hommes, à l’amer de leurs mots comme à l’âpre du monde et elle se croyait belle quand elle n’était que bonne.
Je suis une fille de pute dans un ciel rouge citron, j’ai perdu la raison et j’ai perdu le nord avant de me trouver, en plein soleil.
-Tout ce mal-à-dire enroulé dans un cri qui ne veut pas sortir-
Ma mère livrait ses contours et sa douleur pour un peu de tendresse et du désir de l’autre. Pour se sentir vivante et se tenir debout, elle se couchait docile sous l’injure et les coups, surtout ceux de mon père.
Quelques trompeuses promesses aussi, baume sur les bleus, ruban rose aux poignets.
Je suis une fille de pute, petite étoile de mère abandonnée sur le rivage entre les grains de sable, de sel et de folie. Ma peau depuis a le goût des embruns, des anges et du chagrin, celui vendu des femmes. J’ai eu d’autres mères suffisamment bonnes, -surtout une, la meilleure avec ses yeux clairs qui m’a bercée longtemps avant de s’en aller- pour que j’oublie la première, son ventre et ses limons. Mais le limon séché aux chevilles de mon histoire, aux plis de mon enfance, les algues entortillées autour du cou ont laissé des plaies qui s’ouvrent et se ferment au gré des marées. À la rosée du monde.
Je suis fille de la lune ou fille de pute c’est selon, et parfois je fais la morte, et parfois je fais la morte. Souvent j’écoute la plainte d’autres femmes, la détresse enracinée et tous les cris humains ici et maintenant.
Je suis devenue soignante, je suis devenue soi-niante.
Je suis une fille de pute saine et sauve sur une ligne de faille ou juste au bord qui écarte sa peau pour accueillir le jour et le frisson des choses.
Je suis une fille de pute saine et sauve qui sublime le désir à l’écrire et magnifie le monde toujours. Je fais des poèmes comme on fait des passes, des tours de passe-passe.
L’âme écartée vive, seins et coeur gonflés.
Ève pécheresse, tentatrice à entrouvrir les lèvres du sens, plus que les cuisses. À s’envoyer des vers, des verts et des bien mûrs, des verbes enchantés, des vérités pas bonnes à dire, de l’air dans les poumons, du bleu en perfusion et toute la sève de l’autre, l’absinthe et l’eau salée.
Je suis une fille de pute, le doigt dressé du libre, des jours qu’on empêche, de la vie qu’on censure, du désir qu’on contraint. Et je viens et je vais, je suis celle qui s’avance, se redresse et s’élance, les yeux levés, mains jointes, celle qui ne croit pas. Je suis celle qui voudrait se reposer un peu, laisser la marque de ses dents dans le gras du silence, boire du lait de douceur comme on boit au sein la tendresse vitale.
Tant de mystère dans ce goût amer du lait caillé, des croûtes aux commissures. Je suis celle qui veut se blottir, fondre dans l’inouï de l’autre, fendre l’armure, secouer là où ça résiste, aller au vif de l’instinct là où rien ne triche…
Je suis une fille de pute, quelqu’un pour de vrai. Fille d’une pute innocente, analphabète, aimante insatiable, dépourvue de limites, de sens moral. Le coeur ouvert comme une fleur. Je suis fille d’enfant-fille avec des hauts talons et le rouge à la bouche qui déborde, aux cheveux noirs trop colorés.
Je suis une fille de pute, et je ramassais ma mère comme un pauvre fruit éclaté aux heures éthyliques. Une bête effrayée à moitié morte et qui sentait mauvais. Parfois à même le trottoir ou le parquet, et plus que la peur, la honte m’habitait déjà…mais dieu que je l'aimais.
Je suis une fille de pute, je fus ainsi définie longtemps, et je
m’employais chaque jour à être autre chose, un sujet bien plus
vaste, guérisseuse de son histoire et de la souffrance morale,
souffrance psychique des autres aussi.
Je m’étais hâtée de grandir, d’aller vers l’universel, d’aller
battre l’immense, voulant en découdre avec les préjugés, les
lieux communs, les certitudes, faire de l’amour avec ma
colère.Tirer un fil du ciel et déshabiller les dieux. Les mettre à
nu pour qu’il me fasse un destin meilleur...
Patricia Ryckewaert
Patricia Ryckewaert
extrait de « Je m’en vais »
(Récit poétique)