Tu n'avais pas seize ans, toi qui disais venir du Danakil, et que des blancs pervers gavaient d'anis et de whisky, en ce dancing fumeux de Casablanca.
Le soir coulait du sang par la fenêtre étroite, jusqu'aux burnous des Spahis affalés contre le bar, et dessinait là-bas, au-dessus du désert proche, d'épiques visions de chocs et de poursuites, de revers et de gloire.
Un soir sanglant qui n'était qu'une minute de l'éternel soir sanglant de l'Afrique. Et si triste, que ta danse s'en imprégna et me fit mal au coeur, comme ta chanson, comme ton regard plongé dans mon regard et mêlé à mon âme.
Tes yeux étaient pleins de pays, de tant de pays, qu'en te regardant je voyais ressurgir à leurs fauves lumières les faubourgs noirs de Londres, lesbordels de Tripoli, Montmartre,Harlem, tous les faux paradis où les nègres dansent et chantent pour les autres.
L'appel proche de ton Danakil mutilé, l'appel des mains noires fraternelles apportaient à ta danse d'amour une pureté de premier jour et labouraient ton coeur de grands accents familiers.
Tes frêles bras, élevés dans la fumée, voulaient étreindre des siècles d'orgueil et des kilomètres de paysages, tandis que tes pas, sur la mosaïque cirée, cherchaient les aspérités et les détours des routes de ton enfance.
La fenêtre donnait sur l'Est inapaisé, Cent fois ton coeur y passa. Cent fois la rose rouge brandie au bout de tes doigts fins orna le mirage des portes de ton village.
Ta souffrance et ta nostalgie étaient connues de tous les débauchés. Les marins en manoeuvre, les soldats en congé, les touristes désoeuvrés qui ont broyé ta poitrine brune de tout leur vaste ennui de voyageurs, les missionaires et la foule lâche ont parfois essayé de te consoler.
Mais toi seule sais, petite fille du Danakil perdue aux dancings fumeux de Casablanca que ton coeur se rouvrira au bonheur lorsqu'aux aurores nouvelles baignant le désert natal, tu retourneras danser pour tes héros morts, pour tes héros vivants, pour tes héros à naître. Chacun de tes pas, tes gestes, tes regards, ta chanson diront au soleil que la terre t'appartient.
Casablanca, avril 1940
Nedje de Roussan Camille par Anthony Phelps (extraits de "La Poésie contemporaine d'Haïti ")