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LE POETE - Léo Ferré

ALORS VINT LE PRINTEMPS
Extrait de L'opéra du pauvre


Je voudrais que tout s'arrêtât là du temps compté des hommes
Je voudrais que cette vie s'en aille comme la mer s'en va là-bas
Sur les épaules dénudées de ces rochers en robe de soirée
Rien qu'un moment rien qu'un temps
Juste le temps de leur laver le sel
Et de leur prendre ces néons sur la place très haut
Ces néons de notre vie de mécanique
A dix mille pour cent
Et à tout ce que tu peux inventer pour leur faire la main
Et leur couper les plombs
Et les mettre dans l'ombre de notre amour en cas de besoin

Je voudrais être l'évangile de la nuit et de l'ennui
En ces temps des pershings dans la province de Moscou
En ces temps des signaux je n'ai qu'a vous faire signe
Et vous n'en saurez rien car vous mourez des signes
En ces temps de mathématiques supérieures
Vous n'avez plus la mer
Vous n'avez plus les grands oiseaux
Vous n'avez plus les bonnes tempêtes
Qui mettaient de la musique dans les cheminées
Vous n'avez plus vos beaux amants qui inscrivaient l'amour
Dans les cris de la nuit

En ces temps de catalepsie vous n'avez plus que cette parole
Qui vous est dictée du fond des esclavages
Des rotatives
Des antennes
Des hauts-fourneaux
Des records
Quels qu'ils soient
Et vint un mec d'outre-saison
D'outre là-bas
Et de la nuit des temps
En des versets de vinaigre et d'épines de raisons glacées
Il vous dit que les temps étaient venus
D'une mise en question de vos morales essoufflées
Il vous dit que ce temps dont on a tant parlé
Que cet enfer que vous portiez en vous
Comme un noeud de vipère
N'était qu'un paradis honteux et qu'un enfer policier

Il vous dit que les morales
Ne s'habilleraient plus en confection
Mais selon des schémas de fantaisie et de libre-service
Il vous dit que l'amour n'était plus a réinventer mais a faire
Que l'argent n'était plus a gagner mais a prendre
Que la maladie n'était plus a dorloter mais a surprendre
Dans ses moindres détails
Il vous dit que les chemins de glace valent parfois
Les routes fleuries des printemps dirigés
Chaque fin de semaine
Chaque jour férié
Chaque minute déclarée sur la feuille des loisirs
Chaque seconde retirée a votre entendement
En ces temps des pershings dans la province de Moscou

En ces temps de la réalité objective et misérable
En ces temps du dépit inscrit dans les magazines
Dans les yeux
Dans les partis-pris
Dans les oracles de radio
Et vint un mec
En cotte bleue qui portait avec lui
Les miracles du boulon, de la bielle, des freins a disque
Lisant la bible du chagrin il en avait noté
L'inexprimé
Le non dit
L'informulé
Les cheveux de l'horreur
Quand souffle le vent des complaisances
Les sourires du mouton sous la couverture fidèle
Les parlers gutturaux des premiers hommes titubant
Les larmes du bois dans les plaines de beauce
L'orgueil du sang qui se verglace
Dans les rigoles de la villette qui se souviennent
Et qui s'inventent des artères
En ces temps des pershings dans la province de Moscou
Les chevaux ne mangeaient plus d'avoine
Pas de sac a leur gueule d'acier
Aucun piaffement
Simplement le roulis d'une amicale suspension
Et qui ronronnait a l'arrêt du relais
"Et foutez m'en vingt litres, monsieur l'aubergiste"
Les chevaux parlaient mal
Ils ne hennissaient plus
Et vint un mec en simili
Pour leur mettre des couvertures anti-gel
Car il gelait très dur
En ces temps des pershings dans la province de Moscou
C'était l'hiver des grands hivers
Et du nord des neurones
"A long time ago"
Comme aurait dit Homère avec l'accent ricain...

Et vint un mec d'outre la-bas
D'outre saison
Et de la nuit des temps
Qui te tendit les bras

Regarde-toi dans moi
Quand tu te regardes dans une glace
Elle te voit la glace
Tire tes cheveux un peu sur la droite
Non pas sur ma droite
Sur ta droite...
La ou je vis
La ou je meurs
Il n'y a ni droite ni gauche
Moi j'ai appris la droite et la gauche
Ici
Dans ta rue
Dans tes aéroports
Sur la mer quand on regarde loin
Depuis la fenêtre de ta chambre ou de la mienne
Le temps c'est mon ami on joue ensemble
Je t'apprendrai si tu veux
Tu as bien le temps
Les nuits sont longues
Et puis le temps c'est notre ami a tous les deux
A tous les cent
A tous les mille
A tout ce qui essaie de respirer pour ne pas être en reste
Devant la moisissure du bonheur et de la chance
Je suis peut-être l'illusion
Comme l'envers de nous
Comme un sourire du déjà vu ou du déjà fait
De la caresse et du silence a reverdir sans cesse
Dans l'absolu de l'inédit
Raconte-moi raconte-moi
Chez nous on ne raconte jamais rien parce qu'on sait tout
Parce qu'on ne peut pas se raconter
Ou raconter demain ou dans dix jours
Chez moi on dit "ici" ou "la"
C'est glacé mais c'est beau
C'est le temps qui te trompe
Ta montre fous-la en l'air
Imagine... Imagine...
Rien qu'une éternité au cent millième
Et quelqu'un m'a dit aujourd'hui
"L'univers c'est un autobus arrêté et qui voyage
"C'est un avion perché au-dessus de ton lit
"C'est une envie de te laver dans le bleu de ma voix
"Moi je suis d'un autre verbe et d'une autre grammaire"
Je t'aime tu m'aimes ils s'aiment
Je ne sais pas ce que cela veut dire
Je suis d'une étoile perdue, fichue, éteinte
Qui ne se souvient de rien
Parce que les souvenirs chez nous
C'est le présent qui s'ennuie
Je détrousse des mecs au fond des mers luisantes
Et ils deviennent des metamecs
Au delà du mec

Quand les chevaux vapeurs des steamers imaginent
Leurs sabots font alors un vacarme-benzine...
Il n'y a plus de chef
L'autorité pour nous
C'est un pantalon qui sèche sur une tringle
Tu n'as qu'a lui dire ça a ton chef
Et si c'est toi le chef
Tu peux toujours enfiler ton pantalon
Et je t'apprendrai a le faire sans gêner les populations
Aime-moi comme l'ombre dans ce pays trop lumineux
Ou la lumière n'est plus un cadeau
Mais une obsession vers l'ocre, vers le dédain des astres
Comme l'eau quand tu crèves
Comme l'or quand tu rêves
Et le temps qui n'est pas...
Ta montre c'est une horreur
C'est ça qui fait les rides
Ce qu'il y a de vrai dans toi c'est ce que tu imagines
Comment tu te construis dans ta maison même
Construite, dit-on, par un imbécile ou un marchand de sable
Avec, en plus, un peu de ciment
Et cette foret toute autour de toi
Cette foret des maisons tristes? Hautes, étroites
Ou traîne un peu le soir de ce chagrin des villes
Que vous appelez des gratte-ciel
Vous vivez avec des béquilles de ciment arme
Fais attention, petit, quand tu traverses...

J'étais a New York ce matin
Ça sentait mauvais dans les rues
Et cinq minutes - cinq de tes minutes-après
A San Francisco j'ai vu une enfant de quinze ans
Qui se prenait pour la marée
Et qui recouvrait tout autour d'elle
Avec des coquillages impossibles a définir
Tellement ils se confondaient avec les gens
Avec les choses
Avec les flics
Les idées subversives
Les maladies s'inventant des remèdes au coin des rues
Qui n'en finissaient plus d'être des coins de rues
Et puis, tu sais, au labrador je me suis baigne
Las
Heureux
Et je pensais a toi
A la lumière... La lumière...
Tu aimes?
Quel âge dit-on de toi?
Tu as l'âge de ta pitié
Nous sommes tous des enfants
Tout est double dans l'autre, tu sais?
Je t'imagine, comme toi
Je te sais sans savoir
Je te veux sans vouloir
Et je te vois tout en couleurs et puis en nappes de jardins
Comme toi se gonflant d'un désir germinal

La-bas... La-bas...si tu savais...

Des machines a écrire les paroles a l'envers
Le négatif
Le moins
Dans le moins on est bien parce qu'on ne te voit pas
Tout ce qui est en-dessous du zéro c'est fantastique
Apprends à être moins
Tu seras fort on te craindra
Et puis ces plages toutes noires
Comme des disques qui te racontent des musiques en allées
Loin loin loin
Avec la mer copine et qui te fait des révérences de vagues
Et de chevaux hurleurs
Casse les disques comme les montres
Ce sont les agents du trouble
Les fleurs sauvages? Regarde...
Les renards argentés, la-bas qui se lamentent
Comme tes enfances qui ont toujours des cheveux d'enfant
Longs... Longs... Longs comme une vague
Qui n'en finit pas de se rouler dans toi
Des oiseaux?
Des ciels mouilles de après la vie? D'après le sentiment?
Des couleurs?
Toutes celles que tu veux
Je t'apporte ce soir toutes les couleurs de la vie
Les couleurs de ta peine et celles de ta joie
Celles de tes amis quand ils passent au rouge
Comme celui du crépuscule seul dans les soirs de l'enfance
Tu te souviens?
Je t'aime dans tes bras
Avec ces crépuscules et ton enfance en allée
Les couleurs?
Toutes celles que tu veux aussi
Les ombres un peu verdies qui te font les yeux tendres
Les caprices du temps dans le jaune des rides
Les rides c'est les sculptures de la tendresse
Ne sois pas tendre
Tu ne veilleras plus
La tendresse c'est le présent avec une grande barbe blanche
L'amour est noir
Vertèbre
Adolescent, toujours...

Les araignées chez nous filent le charme
Et le lendemain ou l'année d'après ou dans un siècle
Ça dépend comment tu comptes
Et comment et pourquoi ma galaxie a moi
Ne compte pas comme la tienne
Alors le lendemain
Ou l'année d'après
Ou dans un siècle
Ou dans mille ans
On prend ce charme et on s'y cache dedans
Comme dans une voile pour partir en week end
Ou en century end
Century ça veut dire "siècle"
Le plaisir c'est l'instant qui s'arrête
Et qui te fait la courte échelle
Un ascenseur qui te fait jouir
Et le silence?
Écoute... Écoute...
Ce bruit de la mer
Ces chiffres de la marée qui calcule tes songes
Ces chevaux qui hennissent la-bas
Écoute... Écoute...
Les moutons aussi et cette laine blanche
Qui se mêle a ce bleu qui remonte toujours
Et le sable bientôt qui sera tout mouille
Comme moi
Je suis mouille parce que je viens de la mer
Parce que je suis la mer aussi si tu veux
Je suis la mer
Sens-moi
Sens... Sens...
Imagine-moi imagine-moi
Imagine-toi...
Je t'aime oui et je te vois comme un orgue sur la mer
Et je t'entends comme a l'église
Avec des chevaux blancs du sperme de l'orage
Les mêmes que tout a le heure
Et le blanc des moutons c'est toi qui me réponds
Et t'endormant sous moi tu mettras ton drapeau
Comme un taxi fourbu retournant vers son chiffre
Je te sais dans les bras d'un autre mannequin
Qu'on regarde dans les vitrines
Dis! Ils attendent la vie
Tu crois que je me moque?
Tu as faim? Tu as soif?
Je suis la
Je suis ton mannequin
Tu peux y mesurer ton équilibre et ta santé... Oui, viens! Oui!
Je suis la... Touche-moi... Allez, viens!
Tu as peur?
Si tu me touches j'arrive dans ta maison
Je suis glace comme un sorbet aux violettes
Mange-moi et je te glacerai aussi...

Je suis toi

Comment tu t'appelles? Dis?
J'ai envie et besoin de t'appeler
Quand je pars tout deviens négatif
Et l'oubli aussi devient négatif
Alors je n'ai plus le moyen de t'appeler
Parce que la négation c'est un peu la chimie
Chez nous ça rend tout vierge...
On renaît chaque fois qu'on oublie
Tu comprendras tout ça quand nous serons près de l'oubli
Et dans les "moins" terribles... Tu verras...
Quand il était dix-heures pour toi
J'étais la-bas dans dix mille ans
Et je t'appelais sans te nommer
Je criais dans l'univers tout proche et je pensais
"Je vais aller le voir... Je vais aller la voir..."
Alors, comment tu t'appelles?
Tu as dit?... Comment?... Je n'entends pas
Parle plus fort... C'est ça, oui... Plus fort...
J'ai mes oreilles de l'oubli qui ne sont pas encore remontées
De leur détresse silencieuse
Les algues dans le fond de ma mer a moi te font des tresses
Mon avenir est dans ta voix quand tu m'appelles
Mes amis de la-bas sont jaloux
De ton rire
De ta voix
De ton sexe
Je t'apporte des insectes au creux de ton attente
Et ils chantent ils chantent beaucoup mieux
Que ces cigales qui allument leur chant
Dans le fond de ton geste
Sous le soleil qui chauffe un peu trop pour ta flemme
Pour ta joie
Pour l'ivresse que tu lances partout
Depuis que tu me vois

Je suis l'instant

Cet instant qui n'en finit jamais d'être l'instant béni
Parfume
Comme une cigarette cachée
Tu en veux une? Donne-m'en une...
Je suis partout
Dans ta volonté
Dans tes poumons
Sur ton visage... La... Oui
Accroche-toi a moi et tu ne pourras plus partir
Ou bien tu partiras avec moi
Je t'apporte l'enfant que tu portes avec toi
Et tu le reconnais parce qu'il nous ressemble
Je t'apporte l'amour que je porte dans moi
Parce que c'est l'amour, simplement
Et ça gueule
Parce que l'amour ça gueule
Ça fraîchit dans les nuits de l'attente
Comme toi qui m'attends
Ça gémit dans les bras de l'amour
Et l'amour te rend vierge
Parce que la virginité c'est dans la tête
Et puis dans l'or de mes cernes bien ombres
Sous mes yeux qui te glacent et t'emportent la-bas
Sous mes yeux malheureux qui se souviennent
Des hommes farouches
Des tueurs au langage de fer
Et qui plient sous les balles a leur tour
Ils en prennent aussi près de leur négatif a eux
Et on les oubliera
Regarde
Ils sont tout noirs
Approche-toi... Viens... N'aie pas peur
Habille-toi de moi
Mes dentelles a mes yeux te regarderont mieux
Tu plisseras comme les plis
Sous l'angle droit que forme le mystère avec l'ennui
Qui gagne? Devine!
Mais c'est l'ennui, voyons!
L'ennui toujours parce que l'ennui
C'est le repos de la sagesse
Et que des fois la sagesse c'est fatigant
Amuse-toi
Tu ne sais pas?
Viens... Je t'apprendrai a rire
Même devant la mort
Qui est une vie racontée par des sages
Tu vois bien que c'est fatigant, la sagesse...
Imagine le bruit des vagues
Comme le temps qui ourle un habit
C'est la mer sous la table
C'est la mer dans mes yeux
Regarde...
Je déferle sur toi
Tu es mon roc et mon voilier
Et puis le mouvement superbe qui t'emporte
Allez, viens!
Loin de ton syndicat, de tes problèmes de la ville
Loin de l'autorité d'où qu'elle vienne
L'autorité a horreur de la mer parce qu'elle s'y noie
Ton père, ta mère, ton chef, ton capitaine
Dis-leur que tu es la mer... Et tu verras

Ils te battront

Ils diront que tu es fou
Ils diront que tu es folle
L'imagination est une mer sans fond
Imagine... Imagine...
Nous étions moi et moi... Et qui?
Nous marchions, le foulard a la gorge
Le goudron de la rue effaçait tout, pardi!

L'intelligence insurrectionnelle...

L'insurrection, vas, c'est le devoir des mecs debout!
Et tu dois leur répondre:
"Debout!"
Nous étions des millions et des meilleurs à nous chiffrer
Et moi je suis parti parce que j'étais de trop
Et maintenant... Plus rien!
Peut-être une musique
Quelque part
Et jouée avec des percussions puisqu'il en faut... Pas vrai?
Quelle horreur le tempo!
Il fallait le mot juste derrière la musique
Et ça urgeait
Il y a toujours urgence a faire et a défaire
N'oublie pas
Le monde est un soulier toujours lacé
Alors... Défais, défais, défais!

Ça urgeait dans les coulisses de ce navire
Accroché aux pavés
Tu te souviens?
Nous sommes en mer
Nous dérivons
Tu dérives
Je dérive
Tu chavires
Tu m'enivres
O mon amour ancien déjà qui sent la rampe
Comme quand on était petit
Tu te souviens?
Celle par ou je dévalais mon oeil vers mon oeil de secours
Par ou je t'avalais
Par ou je t'initiais aux salaires du ventre
Et du ventre mouillé
Du ventre a essorer comme une éponge
Et cette éponge c'est mon fils
Et mon fils c'est peut-être toi
A travers ce géant qui nous arrive
Et qui bientôt nous cueillera comme des roses

Vint alors le printemps
Comme une draperie
Sur nos corps éblouis

Tag(s) : #Dans mon grenier, #Léo Ferré
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