Si j'ai une fille je ne l'appellerai pas Alabama,
Je ne donnerai pas ce nom au cerisier qui vient de naître près de ma maison,
Ni au grand bateau que je lance parfois sur les eaux intérieures de ma tendresse.
Alabama, je ne nommerai pas ainsi la joie qui dans les yeux parisiens de Suzanne cherchait toujours à mordre ma joie.
Alabama, je n'écrirai pas ce mot sur l'oreiller d'un enfant malade,
Ni sur l'horizon d'un prisonnier innocent,
Ni sur les hauts murs de ma tristesse.
Alabama, ce n'est pas un nom pour la première école de ton village natal,
Ce n'est pas un nom pour un pont, un train, une boulangerie.
Jadis je pouvais imaginer le mot Alabama
Écrit sur le front d'une grande danseuse
Ou sur la porte d'un fabriquant de poupées.
Maintenant nul au monde ne peut l'écrire
Sur le vitres de la santé ou de l'espoir.
Alabama, c'est le nom que je lis sur les chaînes de mes frères noirs,
C'est le nom que je lis sur leurs hampes brisées.
Et si ma main droite s'appelait aussi Alabama
Je devrais cette nuit même la couper
Pour pouvoir écrire encore des poèmes à la gloire des hommes.
René Depestre