Tous les pays qui n'ont plus de légende
Seront condamnés à mourir de froid...
Loin de l'âme, les solitudes s'étendent
Sous le soleil mort de l'amour de soi.
A l'aube on voit monter dans la torpeur
Du marais, des bancs de brouillard immenses
Qu'emploient les poètes, par impuissance,
Pour donner le vague à l'âme et la peur.
Il faut les respirer quand ils s'élèvent
Et jouir de ce frisson inconnu
Que l'on découvre à peine dans les rêves,
Dans les paradis parfois entrevus ;
Les médiocres seuls, les domestiqués
Ne pourront comprendre son amertume :
Ils n'entendent pas, perdu dans la brume,
Le cri farouche des oiseaux traqués.
C'était le pays des anges sauvages,
Ceux qui n'avaient pu se nourrir d'amour ;
Comme toutes les bêtes de passage,
Ils suivaient les vents qui changeaient toujours;
Ils montaient parfois dans le cœur des élus,
Abandonnant la fadeur de la terre,
Mais ils sentaient battre dans leurs artères
Le regret des cieux qu'ils ne verraient plus !
Alors ils s'en allaient des altitudes
Poussés par l'orgueil et la lâcheté ;
On ne les surprend dans nos solitudes
Que si rarement ; ils ont tout quitté.
Leur légende est morte dans les bas-fonds,
On les voit errer dans les yeux des femmes,
Et dans ces enfants qui passent dans l'âme,
En fin septembre, tels des vagabonds.
Il en est pourtant qui rôdent dans l'ombre
Et ne doivent pas s'arrêter très loin ;
Je sais qu’ils se baignent par les nuits sombres
Pour que leurs ébats n'aient pas de témoins.
- Mais si déchirant parfois est leur cri
Qu’il fige les souffles dans les poitrines,
Avant de se perdre aux cimes de l'esprit
Comme un appel lointain de sauvagine.
Et les hameaux l'entendront dans la crainte,
Le soir, passé les jeux de la chair ;
Il s'étendra sur la lande - la plainte
D'une bête égorgée en plein hiver ;
Ou bien ce cri de peur dans l'ombre intense
Qui stupéfie brusquement les étangs,
Quand s'approchent les pas des poursuivants
Et font rejaillir l'eau dans le silence.
Si désolant sera-t-il dans les plaines
Que tressailleront les coeurs des passants ;
Ils s'arrêteront pour reprendre haleine
Et dire : c'est le chant d'un innocent !
Passé l'appel, résonneront encore
Les échos, jusqu'aux profondeurs des moelles,
Et suivront son vol, comme un son de cor,
Vers le gouffre transparent des étoiles !
Toi, tu sauras que ce n'est pas le froid
Qui déchaîne un cri pareil à cette heure ;
Moins lamentable sera ton effroi,
Tu connais les fièvres intérieures,
Les désirs qui brûlent jusqu’à vous tordre
Le ventre en deux, dans un spasme impuissant ;
Et tu diras que ce cri d'innocent,
C'est l'appel d'un fauve qui voudrait mordre…
Patrice De La Tour du Pin
La quête de joie, Editions de la tortue, Paris, 1933