Joumana Haddad est née en 1970 à Beyrouth. La découverte des poètes surréalistes l’incite à se tourner très tôt vers la poésie. Elle écrit ses premiers poèmes en français avant de revenir à l’arabe. Polyglotte, elle parle sept langues et en traduit plusieurs. Elle a publié notamment une anthologie de la poésie libanaise moderne en espagnol. Journaliste, elle est responsable des pages culturelles du quotidien libanais An Nahar, et l’administratrice du prix littéraire arabe « Booker » (IPAF). Elle a déjà publié au Liban plusieurs recueils de poésie, dont Invitation à un dîner secret, Le retour de Lilith, Miroirs des passantes dans les songes et des nouvelles.
Lorsque je devins fruit
Fille et garçon je fus conçue sous l’ombre de la lune
Mais Adam fut sacrifié à ma naissance,
Immolé aux vendeurs de la nuit.
Et pour combler le vide de mon autre essence
Ma mère me baigna dans les eaux du mystère
m’enveloppa dans les langes de la contradiction.
J’ étais dans l’ égarement profond lorsqu’elle m’a surprise
Car elle me plaça sur le bord de chaque montagne
Me livra au spectre du silence et au grondement des questions.
Elle me voua à l’Eve des vertiges et de la métamorphose
Et me pétrit de lumière et de ténèbres
Pour que je devienne le temple des démons paradisiaques
Et des anges de la luxure.
Mais j’ai préféré ne pas m’en apercevoir lorsqu’elle me l’apprit.
J’ étais dans l’oubli et puis soudain je m’en aperçus.
Étrangère je grandis et personne ne moissonna mon blé .
Je choisis de dessiner ma vie sur une feuille blanche,
Pomme qu’aucun arbre n’enfanta,
Puis je l’ai fendue et j’en suis sortie
En partie vêtue de rouge et en partie de blanc.
Je ne fus pas seulement dans le temps ou en dehors de lui
Car j’ai mûri dans les deux forêts
Et je me souvins avant de naître
Que je suis une multitude de corps
Et que j’ai longtemps dormi
Et longtemps vécu
Et lorsque je devins fruit
Je sus ce qui m’attendait.
J’ai prié les sorciers de prendre soin de moi
Alors ils m’emmenèrent.
J’ étais
Mon rire
Doux
Ma nudité
Bleue
Et mon péché
Timide.
Je volais sur une plume d’oiseau et devenais oreiller à l’heure du délire.
Ils couvrirent mon corps d’amulettes
Et enduisirent mon coeur du miel de la folie.
Ils gardèrent mes trésors et les voleurs de mes trésors
M’apportèrent des fruits et des histoires
Et me préparèrent pour vivre sans racines.
Et depuis ce temps-là je m’en vais.
Je me réincarne dans le nuage de chaque nuit et je voyage.
Je suis la seule à me dire adieu
Et la seule à m’accueillir.
Je vole par liberté et non de peur,
Et je reviens par envie et non de déception.
Je quitte pour que la vie puisse me manquer
Et je ne vis que si l’inconnu me porte vers lui.
Le désir est ma voie et la tempête ma boussole
En amour je ne jette l’ancre dans aucun port.
Mon corps est le voyage et je m’ éteins si je demeure.
La nuit j’abandonne la plupart de moi-même
Puis je me retrouve et m’ étreins passionnément au retour.
Je suis la jumelle du flux et du reflux
De la vague et du sable du bord
De l’abstinence de la lune et de ses vices
De l’amour et de la mort de l’amour.
Le jour
Mon rire appartient aux autres et mon dîner secret m’appartient.
Dans la maison de mon corps prennent refuge mes états chaque soir,
Et chaque matin on me réveille de mon absence.
Ceux qui comprennent mon rythme me connaissent,
Me suivent mais ne me rejoignent pas.
Joumana Haddad