Heureusement, en des temps reculés, ma découverte des mots fut érotique. Dans la bibliothèque du bourg, dans l'antre des bouquinistes, l'odeur des livres qui avaient pris de l'âge et dont le papier se froissait tels des dessous de demi-mondaine m'inspirait des remous érectiles.
Combien d'ouvrages, et pas seulement les interdits, n'ai-je pas doucement entrouverts, violés en secret et refermés souillés ? Quand on commence par ressentir l'écriture à la façon dont on désire une femme, quand on rejoint l'une dans l'épaisseur des pages et le fouillis des phrases un peu de la manière que l'on rejoint l'autre, la nuit, dans un fourré ou une alcôve, peut-être se destine-t-on, sans le savoir, à entretenir avec la littérature des rapports étranges et dévorants.
Comment suis-je entré dans le textuel, sinon par le libidinal.. Par l'intuition, la troublante sensation, que le vocabulaire n'était pas d'un matériau voué aux délectations de l'esprit... Les mots que je manipulais me semblaient non seulement sensuels au point d'être de sang, mais aussi excités au point d'être de verge ou de vulve.
Mes premières écritures, je les vivais comme un emmêlement de signes de désir, de pénétration, une sorte de création tactile se répercutant procréatrice. Je sexuais les mots qui ne l'étaient pas. Ils le devenaient sous l'effet d'une brûlante, caniculaire poussée de concupiscence. Parfois, les mots n'étaient que de petits organes séminaux, tapis dans les significations. D'autres fois, c'était d'une pulpeuse sonorité que naissait l'obscène tressaillement. D'une espèce d'entrejambages laiteux, ou d'un corps plurisyllabique tout en rondeurs, certaines velues. Cette perception luxurieuse de l'acte d'écrire et des fonctions viscérales du verbe fut décisive. Elle m'éclaira sur les formidables prédispositions des pulsions à se constituer en roman, voire en philosophie, d'une vie. C'est parce que j'ai vu, senti, écouté les mots se grimper les uns sur les autres, souvent ivres, pour produire des générations de pensées avides elles-mêmes de faire noces, et ainsi se multiplier, que j'ai pu fonder pour mon propre compte une culture trépidante, un mode de connaissance rythmique, fiévreux, aussi peu suspect que possible de sclérose ou d'avachissement. Sans cela, comment aurais-je pu trouver la force de faire de mon inadaptation à ce monde une activité certes trop désespérée pour être brandie comme un exemple et pourtant assez intense pour être vécue comme une aventure ?
Mes premières écritures, je les vivais comme un emmêlement de signes de désir, de pénétration, une sorte de création tactile se répercutant procréatrice. Je sexuais les mots qui ne l'étaient pas. Ils le devenaient sous l'effet d'une brûlante, caniculaire poussée de concupiscence. Parfois, les mots n'étaient que de petits organes séminaux, tapis dans les significations. D'autres fois, c'était d'une pulpeuse sonorité que naissait l'obscène tressaillement. D'une espèce d'entrejambages laiteux, ou d'un corps plurisyllabique tout en rondeurs, certaines velues. Cette perception luxurieuse de l'acte d'écrire et des fonctions viscérales du verbe fut décisive. Elle m'éclaira sur les formidables prédispositions des pulsions à se constituer en roman, voire en philosophie, d'une vie. C'est parce que j'ai vu, senti, écouté les mots se grimper les uns sur les autres, souvent ivres, pour produire des générations de pensées avides elles-mêmes de faire noces, et ainsi se multiplier, que j'ai pu fonder pour mon propre compte une culture trépidante, un mode de connaissance rythmique, fiévreux, aussi peu suspect que possible de sclérose ou d'avachissement. Sans cela, comment aurais-je pu trouver la force de faire de mon inadaptation à ce monde une activité certes trop désespérée pour être brandie comme un exemple et pourtant assez intense pour être vécue comme une aventure ?
Marcel Moreau
in Tiens n°1, 1996.