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Naissance à l'écriture
     Heureusement, en des temps re­culés, ma découverte des mots fut érotique. Dans la bibliothèque du bourg, dans l'antre des bouqui­nistes, l'odeur des livres qui avaient pris de l'âge et dont le papier se froissait tels des des­sous de demi-mondaine m'inspi­rait des remous érectiles.
Combien d'ouvrages, et pas seu­lement les interdits, n'ai-je pas doucement entrouverts, violés en secret et refermés souillés ?  Quand on commence par ressen­tir l'écriture à la façon dont on désire une femme, quand on re­joint l'une dans l'épaisseur des pages et le fouillis des phrases un peu de la manière que l'on rejoint l'autre, la nuit, dans un fourré ou une alcôve, peut-être se destine-t-on, sans le savoir, à entretenir avec la littérature des rapports étranges et dévorants.
Comment suis-je entré dans le textuel, si­non par le libidinal.. Par l'intui­tion, la troublante sensation, que le vocabulaire n'était pas d'un matériau voué aux délectations de l'esprit... Les mots que je ma­nipulais me semblaient non seu­lement sensuels au point d'être de sang, mais aussi excités au point d'être de verge ou de vulve.
Mes  premières écritures, je les vivais  comme  un emmêlement de signes de désir, de pénétration, une sorte de création tactile se ré­percutant procréatrice. Je sexuais les mots qui ne l'étaient pas. Ils le devenaient sous l'effet d'une brûlante, caniculaire poussée  de concupiscence. Parfois,  les  mots n'étaient que de petits organes séminaux, tapis dans les signifi­cations. D'autres fois, c'était d'une pulpeuse sonorité que naissait l'obscène tressaillement.  D'une espèce d'entrejambages laiteux, ou d'un corps plurisylla­bique tout en rondeurs, certaines velues. Cette perception luxurieuse de l'acte d'écrire et des fonctions viscérales du verbe fut décisive. Elle m'éclaira sur les formidables prédispositions des pulsions à se constituer en roman,  voire en philosophie, d'une vie. C'est parce que j'ai vu, senti, écouté les mots se grimper les uns sur les autres, souvent ivres, pour produire des générations de pensées avides elles-mêmes de faire noces, et ainsi se multiplier, que j'ai pu fonder pour mon propre compte une culture trépidante, un mode de connaissance rythmique, fié­vreux, aussi peu suspect que possible de sclérose ou d'avachis­sement. Sans cela, comment au­rais-je pu trouver la force de faire de mon inadaptation à ce monde une activité certes trop désespérée pour être brandie comme un exemple et pourtant assez in­tense pour être vécue comme une aventure ? 
 Marcel Moreau

in Tiens n°1, 1996.

Tag(s) : #Dans mon grenier, #Marcel Moreau
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