Son absence sera longue,
livrée au froid dont la morsure, là-bas, en Occident,
est de celles que nul ne supporte.
O toi, la mère, rassemble donc toutes les couvertures de selle
que tu pourras trouver
et fais-lui tes adieux, ce gage déposé
entre des bras amis :
offre-lui, oui, ce châle par tes mains tissé
le soir, entre l'attente du retour
du cher petit et le conseil murmuré
par le chaudron sur le foyer.
Oui, son absence sera longue, et la morsure du froid,
là-bas, est de celles que nul ne supporte...
O toi' la mère, ne sais-tu pas qu'il est pour lui
temps de partir?
Garde-toi d'oublier de joindre à son bagage
ses bas de grosse laine,
toute à la fièvre de l'étreinte...
Allons, sois forte, le cher petit, tu le sais bien,
ne supporte plus les plaintes.
C'est ainsi. Depuis la mort du père, les plaintes
il ne les supporte plus.
L'entrée du port est cette issue
de la maison qui donne sur la rue:
les mouchoirs agités à l'instant de l'adieu
ne dépasseront pas le seuil.
Et toi, la mère, tu chercheras refuge ensuite
dans quelque coin de la maison
et tu verseras tes larmes
de ces larmes qui brûlent.
Mais ta n'iras pas au port car ce n'est point là que guérit la
peine attachée à la séparation.
Nombreux seront là les voisins, les amis,
tous ceux qu'il aime... Laisse-le,
ô toi, la mère, et sache que bientôt, juste à l'heure
de sa dernière foulée sur cette terre aveugle,
le flux de son haleine sera tout entier aspiré
par les deux poumons de son frère.
Oui, de l'un à l'autre le souffle passera
avec cette force que tu sais, que tu espères
oui, cette haleine viendra s`insinuer
au creux des poumons de son frère...
***
Depuis qu'il a dit " Je vais partir ",
tu n'as trouvé de saveur à aucun aliment,
anéantie par la tristesse.
Tu as pleuré au long des nuits,
pleuré en silence,
les yeux grands ouverts sur la fosse
des ténèbres.
O comme ton fier visage a cédé à présent
à la lente approche des rides !
Chaque heure depuis lors te fut
comme une année,
et ton corps fatigué en accuse la trace.
Les ruisseaux de ton cœur, aucune eau vive
ne les vient plus irriguer
et tes lèvres se sont desséchées.
" O Seigneur mien, pour qui l'ai-je donc élevé
au long de ces vingt ans?
Entends-tu, ô Seigneur mien : pour qui,
au long de ces vingt ans? "
Tu n'as jamais compris au nom de quoi Il assène
de tels coups sur nos pauvres murs.
Tu n'as jamais compris au nom de quoi encore
Il jette ces noires clameurs...
O mère, tu le sais, ce serait pour nous un suicide
que de rester sur cette terre !
Les vers rongeurs se sont emparés
de mes livres, et la mort
toujours plane à l'horizon
de mon cœur.
Mère! j'ai passé le plus clair de mon temps
à moudre de l'eau au fond des cafés,
a essuyer les tables de tous les lieux voués
au plaisir des autres.
J'ai été chassé de toutes les portes
l'une après l'autre;
et mes semelles et mes haillons
sont partis en lambeaux.
On m'a injurié, on m'a crié partout que j'étais inutile.
On a fait guerre à mon honneur
et j'ai bu jusqu'à la noire ivresse, soutenu
par les épaules de mes compagnons,
et j'ai pleuré dans ma triste fange,
et j'ai pleuré sur ma honte.
Et au bureau d'embauche on n'avait que ces mots:
Attendre... attendre.. attendre...
Ah, le regard de ce fumeur de cigare écorchant
mon nom du haut de son mépris!...
Mère, je vais partir : tourner en rond me fend la tête.
Oui, je vais partir!
Que la phtisie, que le déluge s'installent ici
et avec eux l'incendie!
Mais cela, non, je ne puis plus
le supporter davantage!
L' Émigré a chargé sur son dos ce qu'il a pu prendre
et il est parti.
Gloire à Celui qui nous accorde d'avoir des enfants
et qui les rappelle à Lui!
Tu as pleuré au long des nuits,
pleuré en silence,
les yeux grands ouverts sur la fosse
des ténèbres.
Tu ne comprenais pas... et ton petit non plus
ne savait pas
que sa chemise râpée, tant qu'elle battrait au vent
de la peine et de la détresse,
avec elle battrait aussi le drapeau du retour.
Alors explique à son frère qu'il n'est pas pire souillure
que d'en être réduit à vendre la terre humide
où gît son père.
Mais dis-lui aussi que la force qui pousse la vie
à sortir de la graine semée
est plus dure que le roc; dis-lui que nos racines
plongent loin dans le sein de cette terre...
et que notre chemise râpée, tant qu'elle battra au vent
de la peine et de la détresse,
avec elle battra aussi le drapeau du retour,
avec elle battra aussi le drapeau du retour...
Samih al-Qâsim
Traduit par René R. Khawam